Qu’est-ce que ça veut dire additionner ?

Drapeau rouge : Cet article demande quelques connaissances mathématiques intermédiaires ainsi qu’une bonne capacité d’abstraction


Regrouper des successeurs

Dans un précédent article, nous avons vu la construction de l’ensemble des entiers naturels selon Peano. Seulement, avoir des nombres entiers, c’est bien, mais encore faut-il savoir quoi en faire.

Sans addition, comment savoir combien de pommes a-t-on ?

En mathématiques, la première opération que nous apprenons sur nos nombres entiers est l’addition : quoi de plus naturel que de commencer par là alors !

Pour rappel, la construction de l’ensemble ℕ de nos entiers reposait sur cinq axiomes :

  1. Il existe un entier naturel, que l’on notera 0
  2. Pour tout entier naturel n, il existe un unique successeur, que l’on notera S(n) ou Sn
  3. Aucun entier naturel n’admet 0 pour successeur
  4. Si deux entiers naturels ont le même successeur, alors ces deux entiers sont égaux.
  5. Si un ensemble contient 0 et est stable par l’opérateur de succession S, alors cet ensemble est l’ensemble des entiers naturels.

En d’autres termes, tout entier naturel vaut 0 ou peut s’écrire d’une unique manière sous la forme SSSSS…S0 avec un certain nombre de S devant le chiffre 0. Partons donc de ce que nous savons – ou pensons savoir – au sujet de l’addition, et regardons comment pourrait s’écrire l’addition 1 + 1 = 2 dans notre « nouveau langage » :

  • 1 est le successeur de 0, il peut donc s’écrire S0
  • 2 est le successeur de 1, il peut donc s’écrire S1, soit SS0
  • Notre égalité s’écrit donc S0 + S0 = SS0

De la même manière, 3 + 4 = 7 pourrait s’écrire SSS0 + SSSS0 = SSSSSSS0.

Alors c’est bien beau tout ça, mais qu’en fait-on ? Ce que l’on peut se dire, c’est que l’entier qui se trouve à droite regroupe en fait tous les S des deux entiers que l’on additionne.

SSS0 + SSSS0 = SSSSSSS0

L’addition, c’est en fait un regroupement de ces S, ces opérateurs de succession qui nous servent à définir notre ensemble des entiers naturels. Seulement, pour le traduire simplement d’un point de vue mathématique, l’affaire ne s’avère pas aussi facile.

Procédons plutôt par étape ! Plutôt que de rassembler tous les S d’un coup, nous allons les déplacer d’un entier vers l’autre par étape. Pour être plus clair, voici comment nous pourrions nous y prendre dans cette addition.

  • SSS0 + SSSS0 = SSSS0 + SSS0, en déplaçant un S de l’entier de droite vers la gauche
  • SSSS0 + SSS0 = SSSSS0 + SS0,
  • SSSSS0 + SS0 = SSSSSS0 + S0,
  • SSSSSS0 + S0 = SSSSSSS0 + 0,

Il ne nous reste plus à déterminer ce que donne l’addition d’un nombre et de 0 – qui, à moins que vous ne décidiez de remettre en question toutes les mathématiques, doit bien valoir le nombre lui-même – et nous aurons défini plus ou moins proprement l’addition.

Dans l’ensemble des entiers naturels, l’addition est entièrement définie par les deux axiomes suivants :

  • pour tout a, a + 0 = a
  • pour tous a, b ; a + S(b) = S(a + b)

Vous noterez que le deuxième axiome ne correspond pas tout à fait à notre procédé un peu plus haut, mais que l’idée sous-jacente est la même : pour additionner deux entiers, il suffit de déplacer les S du deuxième entier jusqu’à ne plus en avoir. L’égalité qui nous est présentée ici traduit en vérité le fait que a + (b + 1) est égal à (a + b) + 1

Naturellement, on pourrait se poser la question des propriétés de cette addition nouvellement construite. Il est temps de démontrer nos premiers théorèmes !

Premiers théorèmes

Vous avez du mal avec le formalisme ? Vous ne comprenez pas qu’on puisse faire des mathématiques avec des lettres ? Désolé de vous l’annoncer, mais cette suite de l’article risque de vous donner un peu la migraine. Mais n’hésitez pas à essayer, ça peut valoir le coup !

Voici les règles : vous disposez des cinq axiomes de Peano et des deux de l’addition. Ces axiomes, il est possible de les combiner entre eux pour aboutir à de nouveaux résultats, ceux que l’on nomme les théorèmes. L’addition, celle que nous connaissons, possède deux propriétés fondamentales.

  • elle est associative : peu importe les entiers considérés, (a + b) + c = (a + b) + c, on peut commencer l’addition où l’on veut ;
  • elle est commutative : a + b = b + a, on peut changer l’ordre dans une addition.

A première vue, nos sept briques axiomatiques ne disent rien sur ces deux propriétés pourtant si utiles – imaginez un seul instant que 1 + 2 soit différent de 2 + 1, j’en tremble d’avance…

Nous allons pour cela utiliser le raisonnement par récurrence, possible grâce au cinquième axiome de Peano : si une certaine propriété est vraie pour 0, et si la propriété au rang n+1 peut se déduire de la propriété au rang n, alors cette propriété est vraie pour n’importe quel entier naturel.

Pour schématiser, on peut voir un tel raisonnement comme la chute de dominos que l’on aligne : si, en partant de notre premier domino, chaque domino qui tombe entraîne le suivant dans sa chute, à la fin, tous les dominos seront tombés. Bon, la seule différence, avec les entiers naturels, c’est qu’il y en a une petite infinité, mais vous voyez le principe.

Bref, passons à la preuve de notre…

Théorème 1 : L’addition est associative.

Prenons trois entiers naturels a, b, et c. Nous allons procéder par récurrence sur le troisième, c. On fixe alors a et b deux entiers naturels.

  • a + (b + 0) = a + b = (a + b) + 0 ; c’est la conséquence du premier axiome de l’addition.
  • Supposons vraie l’égalité suivante : (a + b) + c = a + (b + c). Nous avons alors
    • (a + b) + S(c) = S((a + b) + c) par l’axiome 2 de l’addition
    • S((a + b) + c) = S(a + (b+c)) par hypothèse de récurrence
    • S(a + (b+c)) = a + S(b + c) par l’axiome 2 de l’addition
    • a + S(b + c) = a + (b + S(c)) encore une fois en utilisant l’axiome 2
    • Nous avons finalement (a + b) + S(c) = a + (b + S(c))
  • On en conclut que pour n’importe quel entier naturel c, on a bien (a + b) + c = a + (b + c)

Ouf, nous pouvons faire notre addition dans n’importe quel ordre et nous voici rassurée : ce que l’on nous a enseigné à l’école n’est pas erroné ! Une fois le sort de l’associativité scellée, nous pouvons passer à celui de la commutativité, qui nous dit que l’on peut changer l’ordre de nos entiers dans une addition.

Théorème 2 : L’addition est commutative

Avant de nous lancer dans cette preuve, il nous faudra un petit théorème intermédiaire, de moindre importance. Ces théorèmes sont souvent appelés des « lemmes« .

Lemme : Pour n’importe quel entier naturel, a + 0 = 0 + a

Là encore, la démonstration se fait par récurrence sur a :

  • 0 + 0 = 0 + 0, bravo, c’est notre initialisation
  • Si on suppose que a + 0 = 0 + a pour un certain a, alors 0 + S(a) = S(0 + a) = S(a + 0) = S(a) = S(a) + 0. Dans l’ordre, nous avons utilisé l’axiome 2 de l’addition, l’hypothèse de récurrence, l’axiome 1 puis de nouveau l’axiome 1
  • Bref, pour n’importe quel entier naturel a, a + 0 = 0 + a

De la même manière, il est possible de montrer le

Lemme 2 : Pour n’importe quel entier naturel, a + S(0) = S(0) + a

Attaquons-nous maintenant au gros morceau ! Nous allons montrer que pour n’importe quels entiers a et b, a + b = b + a en raisonnant par récurrence sur l’entier b.Fixons donc l’entier a.

  • Nous avons montré précédemment que a + 0 = 0 + a et a + S(0) = S(0) + a
  • Supposons donc que pour un certain entier b, on ait a + b = b + a, alors
    • a + S(b) = a + S(b + 0) = a + (b + S(0)) en combinant axiome 1 et axiome 2
    • a + (b + S(0)) = (a + b) + S(0) grâce à l’associativité
    • (a + b) + S(0) = (b + a) + S(0) par hypothèse de récurrence
    • (b + a) + S(0) = b + (a + S(0)) de nouveau par associativité
    • b + (a + S(0)) = b + (S(0) + a), montré au lemme 2
    • b + (S(0) + a) = (b + S(0)) + a, encore l’associativité
    • (b + S(0)) + a = S(b + 0) + a = S(b) + a par les axiomes de l’addition
    • Finalement, a + S(b) = S(b) + a
  • On conclut donc que pour n’importe quels entiers a et b, a + b = b + a, la commutativité est démontrée !

Nous voici donc armés pour additionner des entiers naturels. Ainsi, nous pouvons fièrement affirmer que, conformément à notre intuition, 3 + 4 = 7.

Le monde est sauvé, les mathématiques peuvent se reposer sur leurs opérations. Et ils vécurent heureux et eurent beaucoup d’enfants… Bon, d’accord, je dois encore travailler mes fins…

Pour compléter

  • Pourquoi 1 + 1 = 2 sur Blogdemaths, qui définit les entiers de « manière ensembliste », mais ça fonctionne tout pareil.
  • 1 + 1 = 2 dans l’arithmétique de Peano, une vidéo de Science4all. Alors, oui, les axiomes de Peano et ceux de l’arithmétique de Peano, c’est pas tout à fait vraiment exactement la même chose, mais ça fonctionne aussi presque tout pareil (non, cette phrase n’est pas correcte, mais c’est mon blog, je dis qu’est-ce que je veux).
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5 commentaires pour Qu’est-ce que ça veut dire additionner ?

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  2. Ping : Avant l’addition : Problèmes de succession | Automaths

  3. Ping : De l’autre côté du zéro… | Automaths

  4. Jacques BENNETIER dit :

    La définition de l’addition
    pour tout a, a + 0 = a
    pour tous a, b ; a + S(b) = S(a + b)
    donnée dans l’article suppose que l’application « addition » de NxN dans N existe. Pourquoi alors ne pas supposer qu’elle est aussi associative, commutative..?…

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    • Automaths dit :

      [Amusant de voir que ce commentaire se retrouvait en indésirable… Désolé pour le temps de réponse du coup]

      A vrai dire, la commutativité et l’associativité sont des conséquences directes de ces deux axiomes de l’addition.

      Le but ici, c’est de définir l’addition avec le moins d’axiomes possibles : ajouter la commutativité par exemple ne ferait qu’ajouter un doublon, alors autant s’en passer.

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